En 1957, des milliers de femmes enceintes en Europe, en Australie et dans d'autres pays prenaient un médicament pour calmer leurs nausées matinales. Ce médicament, appelé thalidomide, était vendu comme inoffensif, presque naturel. Il n'était pas dangereux - ou du moins, c'est ce qu'on leur avait dit. Ce n'est que quelques années plus tard qu'on a compris l'horreur : chaque comprimé pris entre le 34e et le 49e jour après la dernière règles pouvait détruire le développement d'un fœtus. Les bébés naissaient sans bras, sans jambes, ou avec des mains collées au corps comme des nageoires. Ce n'était pas une maladie. Ce n'était pas un hasard. C'était un médicament.
Comment un médicament est devenu un désastre
La thalidomide a été créée en 1954 par une entreprise pharmaceutique allemande, Chemie Grünenthal. Son but ? Apaiser les angoisses, calmer les insomnies, et surtout, soulager les nausées de la grossesse. À l'époque, les tests sur les femmes enceintes n'existaient pas vraiment. Les médicaments étaient approuvés sur la base de leur efficacité chez les adultes, pas sur leur impact sur un fœtus en développement. La thalidomide a été prescrite à environ un million de femmes enceintes dans 46 pays. Dans certains endroits, elle était même vendue en libre-service, comme un simple somnifère. Pourtant, les premiers signaux d'alerte étaient là. En 1960, des patients adultes commençaient à signaler des fourmillements dans les mains, une perte de sensation, une faiblesse musculaire. On l'a attribué à une « névrite » passagère. Personne n'a pensé à relier ces symptômes aux bébés nés avec des membres manquants. Ce n'est qu'en 1961 que deux médecins, indépendamment l'un de l'autre, ont fait le lien. En Allemagne, le Dr Widukind Lenz a analysé les dossiers de 40 bébés atteints de phocomélie - une malformation où les bras ou les jambes sont réduits à de courtes nageoires. En Australie, le Dr William McBride a observé la même tendance dans son hôpital de Sydney. Ils ont tous deux écrit aux autorités. Lenz a appelé Grünenthal le 15 novembre 1961. Le 27 novembre, la thalidomide a été retirée du marché allemand. En Angleterre, le retrait a suivi deux semaines plus tard. Mais les dommages étaient déjà faits.Les conséquences : plus de 10 000 vies brisées
Les chiffres restent terrifiants. On estime à plus de 10 000 le nombre de bébés nés avec des malformations graves à cause de la thalidomide. Certains disent jusqu'à 20 000. Environ 40 % sont morts dans leur première année. Ceux qui ont survécu portaient des marques invisibles : des yeux déformés, des oreilles absentes, des problèmes cardiaques, des malformations de l'anus ou de l'œsophage. Certains n'avaient pas de pouces. D'autres n'avaient pas de glande de la rate. Un rapport britannique de 1964 a conclu que « presque tous les tissus et organes du corps pouvaient être affectés ». Ce qui rendait la thalidomide si dangereuse, c'était sa précision meurtrière. Elle ne touchait pas tous les bébés. Elle ne touchait que ceux dont les mères l'avaient prise pendant une fenêtre de 15 jours exactement, entre le 34e et le 49e jour après la dernière règles. C'est le moment où les membres du fœtus commencent à se former. Une seule dose suffisait. Pas besoin d'abus. Pas besoin de surdosage. Juste un comprimé pris au mauvais moment.Les États-Unis ont échappé au désastre - grâce à une femme
Alors que l'Europe et l'Australie s'enfonçaient dans la tragédie, les États-Unis ont été épargnés. Pourquoi ? Parce qu'une femme du gouvernement, Frances Oldham Kelsey, a refusé d'approuver la thalidomide. Elle travaillait à la FDA. On lui a pressé de signer l'autorisation. On lui a dit que le médicament était sûr. On lui a assuré que les données étaient complètes. Elle a demandé plus d'informations. Plus de preuves. Elle a insisté pour voir les données sur les effets sur la reproduction. On lui a répondu qu'on n'avait pas encore testé sur les animaux enceintes. Elle a refusé. En 1962, quand les premières photos des bébés atteints sont arrivées aux États-Unis, la thalidomide n'était même pas encore sur le marché américain. Elle a sauvé des milliers de vies. Son courage a changé la loi.
La réforme qui a changé la médecine
Avant la thalidomide, les médicaments pouvaient être mis sur le marché sans preuve d'efficacité, sans études sur les femmes enceintes, sans suivi à long terme. Après la catastrophe, tout a changé. En 1962, les États-Unis ont adopté les Kefauver-Harris Amendments : désormais, chaque médicament devait prouver qu'il était à la fois sûr et efficace. Les essais cliniques devaient inclure des données sur la toxicité pour la reproduction. Les entreprises pharmaceutiques devaient signaler tous les effets secondaires. En Europe, la Grande-Bretagne a créé le Comité de sécurité des médicaments en 1963. Le Japon, le Canada, l'Australie - tous ont réformé leurs systèmes. Le mot « tératogène » est entré dans le vocabulaire médical. Il ne s'agissait plus seulement de guérir. Il fallait aussi ne pas tuer.La résurrection d’un poison
Mais l'histoire ne s'est pas arrêtée là. En 1964, un médecin nommé Jacob Sheskin a essayé la thalidomide sur un patient atteint d'une maladie de la lèpre - l'érythème nodosum lépreux. Le patient avait des plaies douloureuses, de la fièvre, une inflammation généralisée. Après une seule dose, les symptômes ont disparu. La thalidomide avait un effet anti-inflammatoire puissant. Ce n'était pas un hasard. Dans les années 1980, les chercheurs ont découvert pourquoi : la thalidomide bloque la formation de nouveaux vaisseaux sanguins. Elle étouffe les tumeurs. Elle étouffe aussi les membres en développement. En 1998, la FDA a approuvé la thalidomide pour traiter la lèpre. En 2006, elle a été approuvée pour le myélome multiple, un cancer des cellules de la moelle osseuse. Dans les essais, les patients traités avec la thalidomide avaient 42 % de chances de survivre sans progression de la maladie après trois ans, contre 23 % sans elle. Mais il y avait un prix : jusqu'à 60 % des patients développaient une neuropathie périphérique, une douleur chronique, une perte de sensation. La thalidomide n'était plus un poison aveugle. Elle était un outil - dangereux, mais contrôlé.
Comment la thalidomide tue - et guérit - au niveau moléculaire
En 2018, soixante-deux ans après la naissance du premier bébé atteint, les scientifiques ont enfin compris comment la thalidomide agissait. Elle se lie à une protéine appelée cereblon. Cette protéine, normalement, aide à détruire des facteurs de transcription qui contrôlent la croissance des membres. Quand la thalidomide s'attache à cereblon, elle le transforme en une machine qui détruit ces facteurs trop tôt. Résultat : les bras et les jambes ne se forment pas. Mais dans les cellules cancéreuses, cette même action détruit des protéines qui font grossir les tumeurs. La même molécule tue un fœtus - et sauve un adulte. C'est ce que la science appelle un paradoxe tragique.Les règles aujourd’hui : pas de seconde chance
Aujourd'hui, la thalidomide est toujours utilisée - mais sous un contrôle extrême. Aux États-Unis, en Europe, au Canada, les médecins doivent suivre le programme STEPS : System for Thalidomide Education and Prescribing Safety. Pour obtenir la thalidomide, une femme en âge de procréer doit :- Passer deux tests de grossesse négatifs avant de commencer
- Utiliser deux méthodes de contraception simultanées
- Passer un test de grossesse chaque mois
- Signer un formulaire attestant qu'elle comprend les risques
- Ne pas donner de médicament à personne d'autre
Un homme qui prend la thalidomide doit aussi utiliser un préservatif, car le médicament peut être présent dans le sperme. Même un seul comprimé peut être dangereux. Même une seule exposition. C'est l'une des rares molécules pour lesquelles les règles de sécurité sont aussi strictes que pour un poison chimique.
La leçon qui ne s'efface pas
La thalidomide n'est pas un souvenir du passé. C'est un avertissement vivant. Elle est enseignée dans toutes les écoles de médecine, de pharmacie, de biologie. Le Science Museum de Londres a une exposition permanente sur elle. Les chercheurs l'utilisent encore pour étudier comment les médicaments interagissent avec le développement embryonnaire. Elle a montré que la confiance aveugle en la science est mortelle. Que les entreprises peuvent cacher des risques. Que les autorités peuvent tarder à agir. Que les femmes enceintes ne sont pas des cobayes. Mais elle a aussi montré que la science peut se corriger. Que les lois peuvent évoluer. Que les patients peuvent exiger plus. Que les médecins peuvent dire non. Que même un poison peut devenir un remède - si on le traite avec le respect qu'il mérite.La thalidomide n'est pas un médicament. C'est une mémoire. Et elle nous rappelle chaque jour : quand on prescrit un médicament à une femme enceinte, on ne soigne pas une maladie. On joue avec la vie d'un être qui ne peut pas parler. Et il n'y a pas de seconde chance.